Un jour le paysage me traversera

Du 21 septembre au 2 novembre 2019

Exposition

Préface

[…] L’espace de la toile brodée, endroit comme envers, forme un territoire – un paysage – complexe, au sens étymologique, c’est-à-dire un « assemblage » de constituants « tissés ensemble », un « enchevêtrement d’enlacements », pour reprendre l’expression d’Edgar Morin. Dominique Torrente a peut-être choisi la toile brodée comme possible métaphore de la pensée « complexe » et du paysage comme « complexion » c’est-à-dire ce mode d’être fondamental qui existe, surgit et prend sens au travers de ce qui s’assemble, se noue, se tisse, un objet multidimensionnel aux multiples interactions, qui raconte quelque chose, mais pas seulement son contexte d’origine, d’une insoupçonnée richesse, matérielle et allégorique, ouvrant a une vision multiple et globale, bref, un objet appréhensible, pour reprendre le concept cher a Morin, sur le mode de la « reliance » . Relier les représentations, les formes, les esthétiques, les histoires, opérer des ponts et des rencontres – ensemble de préoccupations qu’elle place sous le terme générique d’« hybridation »-, c’est précisément ce que produit Dominique Torrente autour du canevas brodé, dans une complexité formelle et sémantique.

Lorsque Dominique Torrente découvrit il y a quelques années ces canevas brodés, réalisés à la main par les femmes des classes populaires, entre les années 40 et 80 et reproduisant Vermeer, Fragonard, Millet ou Renoir, elle fut fascinée par cet « art modeste », qu’elle entreprend de collecter, comme matériaux plastiques, mais aussi comme objets mémoriels. Car ces objets d’ « art domestique » résonnent chez elle de tout un pan de son histoire personnelle, étroitement mêlé à l’histoire du monde ouvrier du siècle passé. […]

Ainsi l’œuvre « Les riches heures ou l’éclat de vos mains », juxtaposition de canevas constituant une tenture, fait écho au travail manuel comme puissance de représentation, de production d’image, « l’éclat » comme un hommage aux mains ouvrières de ces femmes produisant ces objets, tandis que Dominique Torrente, en les assemblant ainsi, construit une sorte de paysage iconographique, un paysage « modeste » lui aussi, y infusant une affection liée a l’histoire de ces toiles brodées. […]

De nombreux artistes aujourd’hui, se réfèrent au media textile, et notamment à la broderie, pour s’en prendre à la dimension domestique et « typiquement » féminine de cette activité. Dominique Torrente semble inverser le processus critique, voyant en cette activité certes spécifiquement « pensée » pour les femmes un espace de liberté arrachée au quotidien ouvrier et aux tâches domestiques, un prétexte au repos si, pour reprendre les mots de Virginia Woolf, « le repos n’est pas l’inactivité mais le gout de se livrer à une activité différente » ², bref, une immatérielle mais réelle « chambre à soi ». Était-ce aussi pour elles, au-delà de la possible dimension décorative, un moyen d’introduire dans le foyer quelque chose de l’ordre de la culture ? Une entrée au musée où l’on ne va jamais, aux livres auxquels on n’a pas accès ? […] En utilisant ces anciens canevas, Dominique Torrente prend encore une fois à rebours l’attitude désormais convenue face au kitsch, c’està-dire admis comme tendance esthétique au second degré, et vocabulaire, depuis Warhol jusqu’à Jeff Koons, de nombreux artistes contemporains. Et si l’on veut voir dans son travail une manière de revaloriser cette esthétique approximative, ce serait d’abord en vertu de l’hommage tendre et sincère qu’elle rend à ces femmes, et sans ironie, un acte de « reliance », encore. Ainsi lorsqu’elle croise, dans sa série de sculptures Hybrid Lexis, deux langages esthétiques a priori inconciliables formellement et sociologiquement, chaque « Opposite », entre volumes issus du minimalisme et toiles brodées, semble rééquilibrer les valeurs, sans a priori.

Enfin, si on retrouve chez Dominique Torrente une tendance à la réappropriation, au réusage, à la « seconde vie » des choses qu’elle intègre dans son processus créatif, c’est bien au regard d’une réflexion menée sur la question de l’éco responsabilité. Une question qui n’est pas nouvelle, comme en témoigne son œuvre « Territoire souple, flexible et recyclable », composée de chutes de canevas rescapés de ses autres œuvres, sorte de paysage colorimétrique, par lequel elle rend un hommage, visuel et sémantique, à Tony Cragg à l’instar duquel elle opère un travail de recyclage formel, entre fragmentation et recomposition. « Ainsi les débris de la civilisation se déposent en couches successives créant le terrain fertile sur lequel germera le futur », écrit Tony Cragg, signifiant cette réflexion nécessaire sur le sens de l’œuvre d’art. Par cette œuvre hommage, comme par d’autres, par ses dessins aussi, qui parfois intègrent des fragments de canevas, le travail de Dominique Torrente semble s’inscrire dans une réflexion proche de la mouvance slow art. Dans un monde littéralement submergé d’objets en surnombre, réfléchir à la manière dont est produite l’œuvre (à partir de quels matériaux, dans quelles conditions) et à la légitimité de sa présence au monde (ce qu’elle dit, ce qu’elle donne, sa nécessite) est inévitable, et Dominique Torrente ne contourne pas cette responsabilité : elle est au contraire, historiquement, politiquement, écologiquement, au cœur même de son travail. ¹

¹ « Quand je parle de complexité, je me réfère au sens latin élémentaire du mot «complexus», « ce qui est tissé ensemble ». Les constituants sont différents, mais il faut voir comme dans une tapisserie la figure d’ensemble » – Edgar Morin, « La stratégie de reliance pour l’intelligence de la complexité », in Revue internationale de systémique, vol. 9, n°2 1995
² Virginia Woolf – Une chambre à soi – 1929

Marie Deparis-Yafil
Commissaire d’exposition, critique d’art
Juin 2019

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